Je n’ai jamais eu beaucoup de chance dans ma vie. Un père alcoolique, une mère schizophrénique, un grand frère tyrannique. Mon père me battait, ma mère riait pour n'importe quoi et se foutait de ma tronche à longueur de temps. Elle avait aussi la phobie de mes cheveux et toujours une paire de ciseaux à portée de main. Mon frère, lui, cherchait constamment à me faire peur dans le noir, dès que j’avais le dos tourné, quand je dormais. Et puis, dès qu’il en avait l’occasion, il me cognait avec ses gros muscles mous.
Avec ses poings, mon père caressait aussi doucement mon visage qu’un punching-ball. Avec ses pieds, il se servait délicatement de ma tête comme d’un ballon de football. Ma mère me grattait souvent le crâne avec ses ongles pointus au vernis rouge.
Un jour, j’ai dit à mon père qu’il buvait trop. J’ai failli mourir d’un coma éthylique, car ce salaud avait coincé un goulot dans ma gorge et y avait déversé son litre de whisky quotidien. Un jour, j’ai eu le malheur de refuser que ma mère me coupe les cinq millimètres de cheveux qui avaient poussé sur ma tête pendant son internement psychiatrique. Elle me les a arrachés avec les dents. Un jour, j’ai refusé de jouer avec mon frère. Il m’a forcé à jouer aux osselets. Avec mes doigts.
Et forcément, tout ça, ça laisse des traces, des séquelles. Enfin, au début je croyais que non, je croyais m’en être sorti, car après mon diplôme j’ai eu l’idée de monter une agence de voyages à prix discounts. Je dois avouer qu’après un début difficile, les affaires ont décollé.
Jusqu’à ce que je rencontre ma petite amie, Stéphanie. Corps sculptural, intelligence aiguisée, amour fusionnel. On ne faisait jamais rien sans l’autre. Elle adorait les voyages et pour les vacances, parfois pour un seul week-end, on s’envoyait en l’air aux quatre coins du monde. Le seul truc qui me dérangeait chez elle c’était sa foutue manie d’aller en boite. Je n’aimais pas les boites, je n’ai jamais aimé ça. J’ai fini par la laisser y aller seule. Elle s’est mise à rentrer à des heures impossibles, saoule en plus, avec de drôles d’odeurs sur elle, des odeurs de mâles en rut. Et à chaque fois que je lui faisais des remontrances, elle riait comme une petite sotte. Ça a fini par m’énerver. Je crois qu’elle a pris pour toutes les saloperies que m’a faites endurer ma putain de famille. Après un énième sourire idiot, j’ai regroupé toutes ses passions en une seule et je l’ai envoyée dans une boîte à l’autre bout du monde.
Il s’est passé quelque mois avant que je retombe amoureux. Entre-temps je suis allé consulter un psy et je me suis fait prescrire de puissants somnifères pour arrêter les cauchemars et les hallucinations. Je voyais ma mère, mon père, mon frère partout. C’était horrible de revoir leurs corps calcinés. Heureusement que ce jour-là je dormais à l’université, et je n’ai pas été accusé. Je me demande encore qui a bien pu mettre le feu à leur baraque de merde.
Je suis resté un peu moins longtemps avec ma nouvelle petite amie. Six mois, je crois. Je l’ai aussi rencontrée à mon agence de voyages. Comme dans toutes les histoires d’amour, au début ça se passait bien. Mais elle s’est mise à devenir étrange : elle s’inventait toutes sortes des manies comme se laisser pousser les ongles des mains, des pieds et les vernir en rouge. Je n’aime pas le rouge. Elle se maquillait trop aussi, on aurait dit une pute. Et puis toutes les semaines, elle allait chez le coiffeur. Je déteste les coiffeurs. En plus, quand elle revenait de chez ces arracheurs de cheveux, elle riait comme une idiote. Oui, une véritable idiote. Ça a fini par m’énerver. Par vraiment m’énerver. Je l’ai bâillonnée et je l’ai mise dans une grande boîte. Dans une revue, j’avais lu qu’on pouvait mourir de rire en badigeonnant les pieds de quelqu’un et en les faisant se faire lécher par une chèvre. Je me voyais mal acheter une chèvre. Mais il y avait des nuées de fourmis rouges dans ma cave. Je ne me rappelle plus combien de temps elle a hurlé (peut-être de rire), mais j’ai trouvé ça long, trop long, et j’avais peur que les voisins l’entendent même si la plus proche des maisons est à deux/trois cents mètres de la mienne. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai étranglée en pensant à ma mère. Mais les fourmis l’avaient déjà bien bouffée au niveau du cou et sa tête m’est restée dans les mains. J’ai aussitôt pensé à mon père et j’ai shooté dedans comme dans un ballon de football. But ! Puis je l’ai tellement frappée avec mes poings qu’à la fin il n’y avait plus qu’une bouillie de cervelle et de cheveux mélangée à la terre battue de la cave. Pour me relaxer, j’ai joué aux osselets avec ses doigts. C’est drôle, j’y ai pris un plaisir monstrueux.
Je suis en train de choisir leurs destinations. J’ai fait plusieurs boîtes, car j’entendais encore le rire de ma mère à l’intérieur de ce corps sans tête, et j’ai fini par le découper.
Ah, j’hésite toujours : Bornéo pour son dos, Cuba pour son cul, la Suisse pour ses cuisses. Ça devrait encore passer, j’ai beaucoup de relations dans les douanes et d’amis de l’Est qui vont m’acheter les organes.
Pour faire disparaître les traces génétiques, je dois encore contacter mon ami d’enfance Didier, un pompier. Il est vraiment bon pour faire croire qu’un incendie est accidentel.
J’ai hâte que tout soit fini, j’ai hâte de retourner à l’agence. En plus, je crois que j’ai le ticket avec une belle petite gonzesse, célibataire en plus. Une certaine Stéphanie Duval. Elle ressemble un peu à ma mère, elle a le même prénom qu'elle, mais je crois que cette fois je vais réussir à garder mon calme. Enfin, si elle rit un peu trop je ne lui arracherais qu'une dent, ça la calmera et elle comprendra que je n’aime pas qu’on se moque de moi.
J’ai arrêté de voir le psy, mais comme il me l’a conseillé je continue à écrire mon journal. Ça m’aide, ça m’aide vraiment à extraire mon sale passé de mon âme. Comme le psy me l’a souvent répété, je ne suis responsable de rien. Enfin, je crois…
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